La prise en charge des enfants en difficulté au QuébecLes enfants en difficulté, appellation qui regroupe aussi bien les enfants délinquants que les enfants en besoin de protection, connaissent un parcours assez similaire à celui des adultes aux prises avec des handicaps multiples, pour des motifs quelque peu différents. Si, dans un premier temps, le « fou » a été isolé pour tenter de l’oublier, l’enfant en difficulté a lui aussi été isolé, mais c’était pour mieux le remettre sur le droit chemin, c’est-à-dire le réformer, le redresser. Dans un second temps, le « fou » est réapparu dans la communauté parce qu’on s’est aperçu que « la pire maison est préférable au meilleur hôpital », l’enfant en difficulté est aussi réapparu dans un processus au cours duquel l’enfant en général est passé d’objet de droit à sujet de droit.
La société ruraleAvant la seconde moitié du XIXe siècle, la situation juridique et sociale des enfants est relativement statique, à l’image de la société rurale et artisanale plutôt homogène de l’époque. « Cette société possède ses propres mécanismes de régulation des comportements. Les normes de conduite sont véhiculées et renforcées par la parenté, le voisinage et la communauté paroissiale. Les difficultés familiales trouvent la plupart du temps leur solution à l’intérieur de ce cercle » (1), ce qui fait que l’enfant en difficulté est pris en charge par la communauté très rapprochée. Le stade de l’enfance n’est alors pas reconnu par la société (2) et, dès l’âge de sept ou huit ans, l’enfant est vu comme un petit adulte, traité comme tel et c’est à cet âge qu’il commence à travailler, soit avec son père, soit comme apprenti auprès d’un fermier, d’un commerçant ou d’un artisan des environs (3). La révolution industrielleC’est à l’occasion de la révolution industrielle que les rapports de l’enfant à la société et à la famille vont profondément changer. L’industrialisation, l’urbanisation et l’immigration (4) de la fin du XIXe siècle vont faire craindre aux autorités que les enfants orphelins, laissés errants, en proie à de mauvaises fréquentations, voire « réfractaires » tournent définitivement mal et deviennent une menace à l’ordre social (5). « À la fin de 1850, certains groupes d’enfants et d’adolescents deviennent plus visibles et surtout plus « menaçants » : jeunes oisifs hantant les rues de la métropole, vagabonds et petits voleurs dont la présence perturbe l’harmonie sociale. Leur nombre de plus en plus élevé vient souligner la nécessité d’intervenir et d’accorder à ces populations un traitement distinct. » (6) C’est à partir de ce moment qu’on commence à considérer l’enfant comme une catégorie à part des adultes. Le législateur adopte dans un premier temps, en 1857, l’Acte pour établir des prisons pour jeunes délinquants, pour la meilleure administration des asiles, hôpitaux et prisons publics, et pour mieux construire des prisons communes, à la suite duquel est ouverte, l’année suivante, la prison de réforme de l’Île-aux-Noix, sur la rivière Richelieu. Fort Lennox, Île-aux-Noix, Québec, 1886. Huile sur toile de Henry Richard S. Bunnett © Musée McCord. Fort Lennox devint une prison de réforme en 1858. C’était une première expérience d’institutionnalisation des mineurs qui s’est révélée très rapidement désastreuse (7), même si l’intention de départ était bonne : séparer les enfants des adultes pour ne pas que l’enfermement des premiers ne les inscrive définitivement à l’école du crime. Les réformateurs sont en effet convaincus que l’institutionnalisation accentue les habitudes criminelles des détenus au lieu de les « corriger ». Les écoles de réforme et d’industriePar la suite, on distingue les enfants abandonnés des enfants délinquants et l’adoption, en 1869, de deux lois, coup sur coup, l’Acte concernant les écoles d’industrie et l’Acte concernant les écoles de réforme, vient concrétiser cette différenciation et va sortir définitivement les mineurs du système carcéral de droit commun. Même si, dans la pratique, la séparation ne sera jamais vraiment étanche entre les deux types d’école, il importe de souligner l’intention du législateur. « Les écoles d’industrie accueillent les enfants considérés par un juge de paix ou un magistrat « en besoin de protection », c’est-à-dire orphelins, errants, « sans moyens d’existence », abandonnés ou réfractaires. Si ces écoles faillissent à enlever ces enfants de la pente du vice, les écoles de réforme « (…) feront ce que celles d’industrie n’auront pu faire ». Ces écoles de réforme sont destinées à recevoir les enfants jugés coupables de « délits punissables », comme des vols, afin de les « redresser ». Le placement dans ces deux types d’écoles est accompagné d’une formation scolaire et d’une autre à un métier pour leur permettre d’aspirer à une vie « vaillante et morale » (8). Le placement en école d’industrie visait donc à prévenir la délinquance chez les enfants errants ou abandonnés. Contrairement à la prison de réforme, il y aura des institutions pour les garçons et d’autres pour les filles, des institutions pour les catholiques, d’autres pour les protestants. Du côté catholique, les institutions chargées de recueillir les enfants visés par la loi demeureront sous le contrôle du clergé et des communautés religieuses jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agira donc « d’un système privé d’écoles (…) financé par l’État », un système qui « offre plus de flexibilité qu’un système d’enfermement public » (9), notamment en permettant la création d’institutions sur une base confessionnelle et en élargissant les raisons pour être pris en charge par l’État : plus besoin d’avoir commis un crime punissable pour être envoyé à l’école d’industrie et, parfois, à l’école de réforme. Ces écoles « constituent, jusque dans les années 1920, le seul régime institutionnel subventionné où les autorités peuvent envoyer ces enfants, car à l’époque, le filet de la protection de l’enfance est en développement et le placement familial n’est pas vraiment implanté» (10). C’est aussi dans les années 1920, que l’assistance aux enfants va connaître un tournant : « la loi de l’assistance publique de 1921 (…) consacre pour la première fois le rôle direct de l’État dans l’assistance aux indigents » et permet « implicitement l’assistance à domicile, le placement familial… » (11).
Les débuts de la désinstitutionnalisationPuis, « avec la crise du chômage de 1930 et devant la montée du nombre d’enfants placés hors de leurs foyers, [en 1932,] la Commission des assurances sociales [présidée par Me Édouard Montpetit] a proposé l’assistance à domicile (…) plutôt que le placement des membres d’une famille dans les institutions » (12) et, de fait, de plus en plus d’enfants seront placés « hors les murs » et de nombreuses sociétés d’aide à l’enfance verront le jour. Une première tentative de remise en question de l’autorité paternelle sur la famille sera faite pendant la Seconde guerre mondiale, quand la Loi de la protection de l’enfance est adoptée le 3 juin 1944. Cette loi donnait une place centrale à la notion de « négligence » et limitait l’exercice de la puissance paternelle, ce qui a suscité la vive opposition des institutions dirigées par le clergé ou des communautés religieuses. La défaite du gouvernement d’Adélard Godbout et le retour au pouvoir de Maurice Duplessis en août 1944 feront en sorte que la loi ne sera jamais mise en vigueur (13). « Le domaine de la protection de l’enfance en demeure donc au statu quo. L’idéologie conservatrice triomphe et la Loi des écoles d’industrie continue de s’appliquer. » (14) La réflexion sociale poursuit néanmoins son chemin et en 1950 une nouvelle législation est adoptée. Bien que ne s’abreuvant pas autant au courant moderniste que la loi de 1944, la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse n’étend pas moins « la protection de l’État à tout enfant de plus de six ans et de moins de dix-huit ans « particulièrement exposé à des dangers moraux ou physiques en raison de son milieu ou d’autres circonstances spéciales ». Les termes généraux de cette formulation ouvrent la porte à un contrôle accru (…) de la puissance paternelle, jusque là peu menacée par les pouvoirs publics » (16). Or, tant que la toute-puissance paternelle ne sera pas remise en question, il n’y a pas de légitimité à intervenir dans la famille, ce qui a permis de masquer l’étendue des problèmes de mauvais traitements à l’intérieur des familles, comme si les problèmes ne pouvaient provenir de là. La Révolution tranquilleAvec la Révolution tranquille, comme les rapports entre l’Église et l’État sont remis en question et les limites de l’institutionnalisation de plus en plus exposées, les écoles de protection de la jeunesse, toujours gérées par les communautés religieuses, reçoivent de moins en moins d’enfants. Dès 1962, il y a autant d’enfants placés en famille d’accueil au Québec qu’en institution, alors que, deux ans plus tôt, ce sont les deux-tiers des enfants placés qui l’étaient en institution. Assez rapidement, les proportions s’inversent et, dès 1968, plus des deux tiers des enfants placés le sont en famille d’accueil, un rapport assez stable jusqu’en 1985 (selon les données disponibles) (17). Quelques années après l’indignation créée par la publication du livre de Jean-Charles Pagé qui dénonçait les conditions de « détention » des « fous » à Saint-Jean-de-Dieu (18), l’indignation publique face à un cas notoire de sévices graves mènera aussi à un changement de perspective. Dans un cas, ça a été la remise en cause de l’institutionnalisation des malades mentaux, dans l’autre, la désacralisation de l’autorité paternelle. En 1974, la publicité autour du cas de Pierre Lessard a mené à l’adoption d’urgence de la Loi concernant la protection des enfants soumis à des mauvais traitements la même année. « Cet enfant, âgé de huit ans est enfermé par son père dans un placard pendant plus de quarante-cinq jours. L’enfant vit dans ses excréments sans aucun soin et sans aucune attention de la part de ses parents. Le père est condamné à huit mois de prison. » (19) Cette loi innove à deux égards : d’abord, elle rend obligatoire de signaler les cas d’enfants maltraités et l’omission de signaler constitue même une infraction, et ce, pour toute personne, ensuite, elle crée le Comité de la protection de la jeunesse, chargé d’analyser les cas d’abus physiques concernant les enfants et d’intervenir pour les protéger. La Loi sur la protection de la jeunesseC’est trois ans après l’entrée en vigueur de la loi de 1974 que le législateur adopte enfin la Loi sur la protection de la jeunesse (L.P.J.) que l’on connaît encore aujourd’hui et qui mise sur la déjudiciarisation. « La L.P.J. de 1977 couronne plus de cent ans d’évolution en matière de sauvegarde de l’enfance. Elle considère l’enfant non plus comme un objet soumis aux droits et privilèges du ou des parents, mais comme un « sujet de droit » pouvant réclamer la protection de l’État lorsque ses parents faillent à la tâche ! » (20) L’État peut donc légitimement s’immiscer dans la famille pour secourir l’enfant maltraité par ses parents et le placer le plus souvent dans une famille d’accueil, une famille qui « s’assure de fournir un milieu familial substitut (hébergement, soins, entretien, sécurité, éducation) pour une période de temps indéterminée [et qui] offre des conditions de vie favorisant une relation de type parentale dans un contexte familial. La famille d’accueil crée un milieu de vie chaleureux et encadrant pour maximiser le développement physique, mental, social et affectif du jeune placé » (21). Il faut aussi dire que, comme dans le cas des adultes, le choix de la famille d’accueil a aussi des incidences financières pour le gouvernement. Ainsi, en 2002, alors qu’il en coûtait entre 16 et 24 $ par jour (selon l’âge de l’enfant) pour une place en famille d’accueil, il en coûtait 85 $ par jour dans un foyer de groupe et plus de 200 $ par jour dans un centre d’accueil (22). Avec leur regroupement au sein des Associations démocratiques des ressources à l’enfance du Québec (ADREQ) et leur affiliation à la CSD, les familles d’accueil seront, comme les ressources intermédiaires et de type familial, en bien meilleure position pour négocier d’égal à égal avec le gouvernement et ainsi améliorer les conditions d’exercice de leur « vocation ». Références(1)JOYAL, Renée (sous la direction de) (2000), L’évolution de la protection de l’enfance au Québec. Des origines à nos jours, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, p. 1. |